LE SORT DE RAOUL

 

                                                                      Texte de Michel Bourassa

 

 

              L’histoire ci-dessous est inspirée de faits réels et auxquels faits (vécus à Yamachiche) ont été ajoutés de la fiction; bonne lecture.

 

 

         En des temps anciens, au début d’une belle journée d’automne, un quêteux au manteau noir et au chapeau sur la tête, prénommé Oscar, tout en étant un peu bourru avec une voix grave, se trouve à passer dans un des rangs d’une municipalité de la région de la Mauricie et frappe à la porte de l’une de ses maisons, ce après avoir couché dans la grange du fermier de la demeure voisine. La mère de famille de ce foyer, veuve et prénommée Jeanne, vient répondre et lui demande ce qu’il veut pour voir ce dernier lui demander la charité pour l’amour de Dieu. La dame de cette famille pauvre, accompagnée de ses deux garçons, soit Donat âgé de 8 ans et Raoul âgé de 10 ans, lui offre une bonne soupe chaude et un morceau de tarte. L’itinérant quémandeur Oscar, à l’apparence délabrée avec ses vieux vêtements, s’attendant à recevoir quelques sous et non de la nourriture, se fâche et refuse ce don tout en faisant volte-face en quittant rapidement les lieux et en jetant un sort à cette pauvre femme sans le sou.

 

Le sort en question est que son garçon le plus vieux, soit Raoul, ne dormira dorénavant plus à partir de ce jour et ce, jusqu’à la mort de l’homme solitaire concerné, ledit sort devenant à ce moment inefficace et annulé. Ne prenant pas cette menace au sérieux, la mère laisse ledit homme déçu s’en aller et celle-ci continue ses activités journalières comme d’habitude. Le soir venu, la famille se couche et comme prédit par le mendiant, Raoul ne peut s’endormir, demeurant éveillé toute la nuit et se levant un peu fatigué au matin. Jour après jour, Raoul va au lit par habitude, mais sans jamais dormir, même s’il ferme les yeux tout en tentant de ne penser à rien, ce toujours sans résultat; son jeune frère Donat et sa mère Jeanne sont désemparés face à cette situation devenant de plus en plus dramatique au fil des jours.

 

La fatigue physique commençant à faire son œuvre sur la résistance de Raoul, même en se nourrissant correctement afin de bien oxygéner son cerveau, ses réflexes deviennent de plus en plus lents tout en ayant, à l’occasion, des pertes d’équilibre. Son état de santé l’empêche éventuellement de se rendre à l’école du rang, incapable de se concentrer pour apprendre. Il faut se rendre à l’évidence, soit le voir demeurer à la maison et lui faire comprendre qu’il doit accepter son sort, si cruel il est. Après 2 ans à ne rien faire même s’il réussit à étudier sporadiquement, Raoul s’ennuie et décide de faire quelques petits travaux qui ne le fatiguent pas trop, conditionné quelque peu à sa nouvelle vie sans dormir. Il se sent utile à la petite famille, avec sa mère et son frère Donat, celui-ci l’aidant et le surveillant surtout pour qu’il ne lui arrive rien de mal, soit par une chute, soit par un manque d’énergie ou soit encore par un manque de savoir-faire, car il faut qu’il réapprenne tout différemment.

 

Après une année à ses côtés, Donat laisse l’aîné Raoul prendre plus d’initiatives, lui permettant de travailler seul chez le fermier voisin, toujours avec de légers travaux comme le nettoyage printanier du sol de la grange en enlevant les résidus de foin et comme le remisage des outils aratoires à la traîne. Lors d’une journée de pluie, moment idéal pour œuvrer à l’intérieur, Raoul veut en finir, à son rythme lent habituel, avec ce qu’il y a à faire dans cette remise à foin, soit jeter tout ce qui est inutile sur les lieux en l’envoyant à la poubelle; dans le tri des objets, il met la main sur un petit calepin, lequel contient des informations intéressantes, soit des formules à prononcer pour lancer un sort à une ou des personnes et intitulé par son auteur dans une écriture au crayon de plomb « Formules magiques pour jeter un sort ». Immédiatement, Raoul fait la relation avec l’itinérant Oscar d’il y a trois ans ayant passé chez-lui et est certain que ce calepin appartenait à cet individu, ce après avoir ultérieurement vérifié avec le fermier qu’il avait effectivement couché dans ladite bâtisse.  

 

Raoul, curieux de nature, entreprend de lire du début à la fin ce petit livre pour découvrir une kyrielle de formules magiques servant à jeter des sorts comme ne plus se souvenir du passé, comme accoucher d’un enfant avec une tête de chat, comme rendre quelqu’un amnésique, comme condamner à mort à brève échéance, entre autres, et soudain, il tombe sur la formule magique qui le concerne directement, soit celle pour l’empêcher de dormir, ce jusqu’au moment de la mort de celui qui jette le sort, annulant automatiquement le sort, ce qui prend habituellement beaucoup de temps, soit interminable pour la victime. Mais, il y a une autre formule suivant cette dernière et c’est pour arrêter le sort jeté, ce qui intrigue Raoul. Cette dite formule fonctionne seulement à une condition,  soit que celui qui en est la victime ne soit pas le responsable de l’acte qui lui est reproché; dans le cas de Raoul, il était parfaitement innocent à cet instant précis, ne sachant probablement pas que le mendiant venait de lui lancer ce sort et encore moins la raison. À tout évènement, le jeune Raoul lit à haute voix la fameuse formule devant conjurer ce sort et espère de tout son être qu’il va enfin s’endormir à son coucher.

 

À peine quelques minutes après s’être étendu dans son lit, le sommeil vient enfin et il réussit à se rendre directement au matin sans le moindre éveil! En ouvrant les yeux et voyant la clarté arrivée dans sa chambre par la fenêtre, il jubile et célèbre cet heureux évènement avec sa mère et son frère Donat en remerciant, ensemble, le ciel par un recueillement de quelques minutes. Les jours et les mois suivants redeviennent normaux et la vie est belle pour chaque membre de cette petite famille, même si la pauvreté est toujours présente.

 

Dans la 4ème année qui suit ce moment de bonheur, soit le retour du sommeil, le décès de Jeanne, la mère de Donat et Raoul, emportée rapidement par une maladie incurable, vient jeter beaucoup d’ombre dans leur vie respective, d’autant plus que Donat, maintenant à 15 ans et Raoul, rendu à 17 ans, sont encore très jeunes pour demeurer seuls et n’ont pas encore l’âge légal pour gérer une maison. Heureusement, leur mère  avait tout prévu avant sa mort, soit la garantie de sa sœur célibataire, Pauline, que cette dernière prendrait charge de la gestion du foyer familial et ce jusqu’au moment où les deux garçons soient aptes à le faire eux-mêmes; Pauline, demeurant à ce moment chez son frère marié, s’occupera donc dorénavant de Donat et Raoul. Quatre autres années passent sans anicroches, les deux jeunes s’entendant très bien avec leur mère adoptive, soit tante Pauline.

 

Maintenant rendu à 21 ans, Raoul atteint l’âge légal (car c’était 21 ans à cette époque) et peut prendre beaucoup plus de responsabilités, mais, lui et son frère Donat, sont satisfaits de leur sort avec leur tante Pauline comme mère et conseillère et ne demandent pas mieux pour encore quelques temps, ce qui fait aussi l’affaire de Pauline.

 

Peu de temps après cette entente avec leur « nouvelle » mère, Raoul décide de remplacer une planche pourrie du coin de la grange et en se dirigeant vers celle-ci avec son marteau et la planche neuve, un trou récemment creusé par une marmotte le fait tomber lourdement par en avant, avec le visage qui heurte violemment une grosse roche au fameux coin de la bâtisse. Le nez, heurtant en premier cette masse rocheuse, se met immédiatement à saigner et ce, abondamment, car une veine est touchée et dû à son sang plutôt clair, il est en réel danger. Son frère Donat, pas très loin, voit la scène et en remarquant la gravité de la situation, il entre subito presto par la porte arrière à la maison pour avertir Pauline.

 

En ouvrant la porte et en criant sa détresse, il voit Pauline en train de donner une aumône à un mendiant à la porte avant et cet homme, voyant le désarroi de Donat et l’état grave possible de son frère, les accompagne à son chevet.  Face à la situation plutôt dramatique, avec la mare déjà assez grande de sang sur et à côté de la roche, soit par terre, ce quêteux, malgré la panique s’étant emparé de Raoul, les rassure tous les trois, et dit à Pauline qu’il va arrêter le saignement du nez. En effet, à peine quelques instants après, tout en ayant vu l’itinérant prononcer tout bas une formule, le sang ne sort plus de l’appendice nasal et Raoul est maintenant sauvé (même s’il est vraiment affaibli), ce grâce audit homme errant. La chance a voulu que cet individu se trouve là au bon moment car il possède ce don d’arrêt du sang, lequel lui a été transmis dans sa jeunesse par un membre de sa famille lors de son décès, car ledit don ne peut appartenir qu’à une seule personne à la fois; ce mendiant a eu la chance de recevoir ce précieux héritage et de s’en servir à bon escient.

 

L’ironie de la guérison presque instantanée de Raoul, une résultante directe du don de l’itinérant, est qu’il est le même individu qui lui avait jeté un sort 11 ans auparavant, soit Oscar. Le dénommé Oscar ne se souvient sûrement pas de cet événement du passé, d’autant plus que c’est Pauline et non la mère Jeanne qui lui a répondu lorsqu’il s’est présenté à la porte, ce il y a à peine quelques minutes; il ne se souvient certainement pas plus du jeune garçon de 10 ans, auquel il avait lancé ce sort et changeant son destin pour quelques années éprouvantes! D’autre part, Raoul, revenu de ses émotions après avoir repris ses sens de son accident des derniers instants, ne reconnaît nullement son bon samaritain du moment, lequel l’avait pourtant condamné dans le temps avec son sort, car ledit individu errant avait une moustache à cette époque et maintenant, tout en se déplaçant avec une canne, il possède une barbe fournie! D’autant plus que son agressivité d’antan semble maintenant totalement disparue pour laisser place à une certaine douceur dans sa voix.

 

Les deux hommes se seront rencontrés deux fois, dans deux circonstances complètement différentes l’une de l’autre, sans se reconnaître à la deuxième occasion, ce qui est probablement mieux pour les deux, ce afin de ne pas réveiller des mauvais souvenirs : ce que l’on ne sait pas, ne fait pas mal, dit-on! Les deux auront donc continué leur vie respective chacun de leur côté et se seront peut-être rencontrés plus tard sans encore une fois le savoir, car jamais deux sans trois, dit-on aussi!